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22 mai 2023

L'insurrection ouvrière qui a fait trembler le monde

Alors que Paris se prépare à commémorer le 150e anniversaire, la vision des communards d'une nouvelle forme de démocratie radicale divise à nouveau la France.

Il y a quelques années, alors que les cheminots manifestaient à Paris contre les réformes proposées par le gouvernement, une banderole dans la foule offrait une explosion du passé révolutionnaire de la France : "Nous nous moquons de Mai 68", disait son slogan. "Nous voulons 1871."

Ce message montrait que les manifestants n'avaient pas froid aux yeux. De nos jours, on se souvient avec nostalgie de la révolte des étudiants de 1968 et de ses injonctions : "Soyez réalistes... exigez l'impossible". Mais dans les annales des bouleversements révolutionnaires français, le souvenir de la Commune de Paris de 1871 et de ses barricades sanglantes a un statut plus sombre et plus nerveux. "Contrairement à 1789, la Commune n'a jamais été véritablement intégrée à l'histoire nationale", explique Mathilde Larrère, historienne spécialisée dans les mouvements radicaux de la France du XIXe siècle. Sauvage, anarchique et dominée par les pauvres parisiens, la Commune est détestée par la bourgeoisie libérale ainsi que par les conservateurs et les monarchistes de droite. Sa répression sauvage par l'armée française et ses propres actes de violence brutale ont créé des blessures qui n'ont jamais cicatrisé. "La Commune de 1871 ne s'est pas inscrite dans une mémoire collective consensuelle", explique M. Larrère. Dans la société respectable, elle était considérée comme inacceptable.

Mais exactement 150 ans plus tard, les "communards" reviennent sur le devant de la scène et divisent à nouveau Paris. Pour marquer cet anniversaire, la maire de Paris, Anne Hidalgo, plantera ce mois-ci un arbre commémoratif à Montmartre, le creuset de la révolte. La place Louise Michel, qui porte le nom de la plus célèbre des communardes, sera envahie par des Parisiens portant des silhouettes grandeur nature des boulangers, cordonniers et lavandières qui prirent le contrôle de la capitale en 1871. Intitulé Nous La Commune, cet événement donnera le coup d'envoi d'une série d'expositions, de conférences et de concerts, de pièces de théâtre et de lectures de poèmes, qui se dérouleront jusqu'en mai. Selon Laurence Patrice, conseillère de Paris chargée de superviser cet anniversaire, il est temps que les révolutionnaires de 1871 soient reconnus comme des pionniers radicaux : "Il s'agit d'un grand groupe de citoyens qui se sont rassemblés pour prendre leur destin en main", dit-elle. "Il y avait une modernité dans ce que la Commune représentait et ses aspirations étaient proches de ce que certaines personnes veulent aujourd'hui."

"Les communards se sont battus pour avoir des représentants politiques légitimes et responsables. Ils voulaient donner le droit de vote aux femmes, qui ont joué un rôle important dans la Commune. Ils ont défendu l'égalité salariale et réquisitionné des logements vides pour y loger les sans-abri. La Commune offre la citoyenneté aux étrangers et le libre accès au droit. Il y a beaucoup d'échos avec aujourd'hui".

Cette analyse n'a pas fait l'unanimité, c'est le moins que l'on puisse dire. Les hommages ont mis en colère les conservateurs, dont Rudolph Granier, conseiller municipal de Montmartre et membre du conseil municipal de Paris. M. Granier a l'intention de boycotter l'événement organisé place Louise Michel. "C'est une provocation", a-t-il déclaré à l'Observer. "Je suis d'accord pour une commémoration, mais pas pour une célébration. Ecoutez, quand la gauche défend la Commune, c'est la même chose que quand la gauche défend le communisme. Ils disent que les idées étaient belles, c'est juste qu'elles n'ont pas été appliquées correctement."

"Mais que l'on parle du communisme ou de la Commune, cela se termine par une effusion de sang, et si une idéologie englobe le meurtre, alors, à mon avis, ce n'est pas le rôle de la politique de célébrer cette idéologie."


Le mois dernier, lors d'une réunion enflammée à l'Hôtel de Ville de Paris, M. Granier a accusé Mme Hidalgo d'exploiter cet anniversaire pour renforcer sa position à gauche en vue de l'élection présidentielle de l'année prochaine. Les conservateurs parisiens s'opposent également aux subventions accordées à l'Association des amis de la Commune, une organisation qui, selon M. Granier, "glorifie les événements les plus violents de la Commune". Alors que les esprits s'échauffent, Le Monde consacre une page à la querelle, titrée : "La Commune de 1871 : un anniversaire extrêmement tendu". Le dernier numéro de l'hebdomadaire politique L'Express s'interroge : "Faut-il célébrer le 150e anniversaire de la Commune ?".

La réponse n'est pas évidente. L'existence de la Commune a été brève et extrêmement sanglante. En janvier 1871, la France se rend à l'armée prussienne d'Otto von Bismarck, après un siège de trois mois qui met Paris à genoux. Alors que le Second Empire français s'effondre, un nouveau gouvernement pro-monarchiste est élu pour négocier avec les Allemands. Mais dans le chaos et l'humiliation nationale, la moitié pauvre de Paris refuse de rendre les armes. Le 18 mars, les révolutionnaires s'emparent des bâtiments du gouvernement. Le président récemment élu, Adolphe Thiers, s'enfuit à Versailles.

Assiégée de toutes parts, la Commune, de plus en plus autoritaire, dure 72 jours tumultueux avant d'être sauvagement réprimée. "Jamais crise plus terrible ne s'est déroulée dans une grande ville", a écrit le romancier Emile Zola. Au moins 8 000 communards parisiens, dont beaucoup de femmes et d'enfants, sont morts sur les barricades ou ont été fusillés par les pelotons d'exécution pendant la "semaine sanglante" du 21 au 28 mai. Alors que la violence échappe à tout contrôle, l'archevêque de Paris et plus de 50 autres otages, dont de nombreux prêtres, sont tués par les communards.

L'héritage d'une expérience révolutionnaire qui a secoué l'Europe a été réquisitionné par les futures générations de communistes. Karl Marx a décrit la Commune comme le "glorieux signe avant-coureur d'une nouvelle société". Lénine y voit le précurseur de la révolution russe. En 1936, à l'époque du gouvernement antifasciste français du Front populaire, 500 000 gauchistes se sont rendus en pèlerinage au cimetière du Père Lachaise, à Paris, pour honorer les martyrs de la Commune.

Mais à la fin du XXe siècle, alors que le parti communiste français s'est retrouvé du mauvais côté de l'histoire, la Commune fait moins parler d'elle. Selon M. Larrère, la polémique actuelle témoigne d'une nouvelle pertinence, car la politique moderne redonne vie aux idéaux de la Commune. "L'interprétation communiste de 1871 était très partielle", explique-t-elle. "Les communards n'étaient pas la classe ouvrière de la théorie marxiste et la Commune n'était pas un proto-soviet d'ouvriers industriels et de soldats. Ces gens étaient les successeurs des sans-culottes de 1789 - des artisans, des petits commerçants et des producteurs. Ils voulaient une meilleure démocratie et une république plus sociale".

Un siècle et demi plus tard, dit Larrère, dans la France post-industrielle, un nouveau précariat mal payé exprime des revendications similaires. Des mouvements populaires en marge du courant politique dominant ont commencé à invoquer la mémoire de 1871. En 2016, alors que les manifestants occupaient le centre de Paris et tenaient des assemblées nocturnes sur la place de la République, celle-ci a été officieusement rebaptisée place de la Commune. Les slogans du mouvement parfois violent des gilets jaunes - "Le peuple est souverain", "Élus, vous êtes responsables" - étaient communards dans l'esprit, même si la compréhension des dates par les manifestants était parfois incertaine. Un graffiti réalisé sur le côté de la basilique du Sacré-Cœur à Montmartre, largement diffusé sur les réseaux sociaux, se lit comme suit : "La Commune de Paris de 1781" : "La Commune de Paris de 1781 [sic] / Gilets jaunes 2018".

"Il y a des points d'affinité avec le mouvement des gilets jaunes", explique M. Granier. "La révolution et la lutte contre l'injustice sont une tradition française. Mais la grande différence avec les siècles passés, c'est que nous avons aujourd'hui un État de droit. Je ne comprends pas qu'un mouvement politique veuille célébrer un mouvement insurrectionnel comme la Commune. Cela me choque."

"Les conservateurs deviennent très sensibles à ce sujet parce qu'il est là, devant eux, dans les rues et sur les murs", explique M. Larrère. "La Commune a posé des questions sur le pouvoir centralisé, la démocratie représentative et la souveraineté populaire. Les gilets jaunes ont posé les mêmes questions, bien que dans un contexte différent. Sommes-nous vraiment servis par nos élus et notre démocratie représentative ? Existe-t-il d'autres moyens d'exercer la souveraineté populaire ? Ces thèmes ont été ravivés et c'est pourquoi, à l'autre bout du spectre, il y a un refus de respecter la mémoire de la Commune".

Avec la montée des températures, le Sacré-Cœur, qui domine la place Louise Michel à Montmartre, a été pris dans la mêlée. Cette vaste basilique blanche, l'une des plus grandes attractions touristiques de Paris, a été conçue comme un acte de pénitence nationale après l'issue désastreuse de la guerre franco-prussienne. Lorsque les travaux ont commencé, financés par des dons privés, elle était inextricablement associée à l'hostilité des catholiques à l'égard de la Commune.

Pour éviter d'envoyer des messages contradictoires gênants, le conseil municipal a reporté la décision qui devait être prise cette année de classer l'église, ce qui lui permettrait de recevoir des subventions de l'État. "Il y a des gens dans la coalition d'Hidalgo qui veulent détruire le Sacré-Cœur parce qu'ils le considèrent comme un monument contre la Commune", dit Granier. "Après Notre-Dame, c'est l'église la plus visitée de Paris. Réécrire l'histoire pour marquer des points politiques n'est pas une façon digne de faire de la politique".

Patrice est quelque peu déconcerté par la fureur générale et attribue les guerres culturelles de la Commune à la volonté désespérée de ses adversaires d'afficher leurs références conservatrices : "Avec Macron, la France a un président qui prétend être au-delà de la gauche et de la droite, mais qui agit de plus en plus comme un politicien de droite. L'espace politique des conservateurs est réduit entre le président et [la dirigeante du Rassemblement national] Marine Le Pen à l'extrême droite. Cette controverse leur permet de durcir leur profil".

Elle espère qu'une fois les événements lancés, la guerre des mots sera oubliée : "Ces commémorations n'ont pas pour but de célébrer la violence. Et il faut rappeler que ce sont les communards qui ont payé le plus lourd tribut à l'insurrection, en morts et en déportations".

En ce qui concerne la controverse sur le Sacré-Cœur, Patrice adopte une attitude conciliante : "Je ne vois pas pourquoi, comme d'autres églises, elle ne serait pas classée. La décision a été reportée, c'est tout. Les gens ont avancé des arguments très agressifs, mais il s'agit de rappeler un épisode constitutif de la mémoire collective de la ville. Quand on aime Paris et qu'on y vit, il est important de connaître son histoire".

Mais les vieilles inimitiés ont la vie dure. En 1875, lors de la pose de la première pierre du Sacré-Cœur, l'un des principaux financiers de l'édifice affichait son mépris pour les communards vaincus. "Pour tous ceux qui aiment la religion et la patrie", dit Hubert Rohault de Fleury, "la construction d'une église à l'endroit où les canons ont été arrachés pour cause d'insurrection, sera une source de joie".

Article traduit sur Guardian (2021)

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