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18 octobre 2016

FLASH - Les hôpitaux redoutent un big bang sur le temps de travail et le personnel soignant payé au lance-pierres

Comment résoudre cet insoluble casse-tête, faire tourner les hôpitaux publics à plein régime avec 22 000 personnes en moins d’ici à 2017 ? La question hante les directeurs hospitaliers et affole le personnel soignant. Illustration à Tours, où le passage aux 12 heures oppose équipes de jour et équipes de nuit. En attendant, notre santé vient de prendre un coup dans la gueule !

La journée de douze heures de travail, même à l’hôpital, est dérogatoire et doit être justifiée par les « nécessités du service ». Pourtant, ce régime des douze heures concernent aujourd’hui 11 % du personnel soignant (selon l’ATIH). Les chiffres sont en « constante augmentation », selon un rapport sur le temps de travail dans la fonction publique, coordonné par Philippe Laurent et publié en mai 2016. Les 12 heures quotidiennes posent de manière accrue la question de la pénibilité et de la sécurité des soins à l’hôpital. L’an dernier, le tribunal administratif de Paris a ainsi jugé illégal le passage à la journée de 12 heures au sein du service de réanimation chirurgicale de l’hôpital Tenon, à Paris. Plusieurs études pointent également sa nocivité.

Au CHU de Tours, les syndicats Sud Santé et CGT sont persuadés que le projet est pourtant bel et bien sur les rails pour les services de réanimation, malgré les dénégations de la direction. « Ce sujet n’est pas d’actualité au CHU de Tours, nous n’avons donc pas lieu de communiquer spécifiquement sur ce point », assure le service communication de l’hôpital. Cependant, des groupes de travail existent depuis plusieurs années sur la question de la réorganisation du temps de travail au sein de l'établissement (notamment sous l’impulsion du chef du service de réanimation, favorable à l’idée des 12 heures), dont la réflexion se serait même précisée depuis le printemps et pourrait se concrétiser l’an prochain.

« La direction peut vous dire droit dans les yeux qu’elle n’envisage pas le passage aux 12 heures, parce qu’elle fonctionne toujours de la même manière, reproche Claire Delore, secrétaire du syndicat CGT du CHU. Elle fait en sorte, par ces groupes de travail, et en laissant prospérer les non-remplacements et la désorganisation du travail, que ce soit à la demande des agents. » À Toulouse, la CGT avait déjà dénoncé une forme de participation pipée sur les cadences, inspirée selon elle des techniques du lean-management. « Une forme de piège se ferme sur les agents qui se laissent convaincre : ils ont une autonomie, mais dans un cadre tellement contraint qu’ils rognent eux-mêmes sur la sécurité, leur repos, la qualité et le prendre soin dans le cas de l’hôpital pour tenir les cadences. »

De quoi s’agit-il concrètement ? Actuellement, au CHU de Tours, trois services sont passés aux 12 heures et ce depuis fort longtemps, au nom de cette fameuse continuité de service : la maternité, la sécurité incendie ainsi que le SAMU. Les autres agents continuent de faire des journées de 7 heures 30 ou de 10 heures, selon les services. Selon la réflexion engagée, il s’agirait de faire passer la réanimation médicale, puis l’ensemble des services de réanimation (au total une centaine de personnes) aux 12 heures de travail continu.

Ce système a des adeptes, rappelle le rapport de Philippe Laurent sur le temps de travail dans la fonction publique évoqué plus haut : « Cet horaire ne génère pas de jours de RTT mais permet aux agents de remplir leurs obligations hebdomadaires en travaillant trois jours par semaine en moyenne ; il est plébiscité par les agents car il permet de réduire les temps de trajet, d’avoir de vrais temps de repos et des journées de travail moins compactes. Pour les établissements, il permettrait des gains en personnel. »

Les médecins y sont également souvent favorables, car les 12 heures en continu collent bien mieux avec leurs propres pratiques professionnelles. À titre d’exemple, la saisissante mobilisation à l'hôpital de Dreux, cette année: en 2005, une vingtaine de services étaient passés, au forceps, aux 12 heures. Lorsque, cette année, la direction a souhaité revenir à 7 heures quotidiennes, elle a dû affronter la fronde du personnel, attachée à son nouveau rythme.

À Tours, les équipes de jour sont elles aussi plutôt partantes pour les journées de 12 heures, pour les raisons invoquées plus haut. En ce qui concerne les équipes de nuit, c’est une autre histoire. La grande majorité des agents sont vent debout, assurent Sud Santé et la CGT. « Lorsque, la nuit, on exerce, pendant dix heures, un métier technique comme la réanimation, on est très fatigué, raconte un infirmier, non syndiqué. Avec deux heures de plus, il y a déjà un risque d’accident. Et si je fais 12 heures la nuit, et que je dors 6 heures en rentrant chez moi, qu’est-ce qu’il me reste pour ma famille et ma vie sociale ? » « Les agents les plus motivés sont souvent les jeunes, qui n’ont pas d’enfants, souligne Damien Seguin, responsable Sud Santé à Tours. Mais cette opposition crée une vraie tension dans le service, c’est un sujet tabou. »

Face à ces différences d’analyse, l’Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents (INRS) a lancé une mission sur le sujet et tenté de synthétiser l’ensemble des travaux français et anglo-saxons sur les douze heures. Ses conclusions sont sans appel : la journée de 12 heures ne devrait être adoptée que dans les cas « d’absolue nécessité ».

L’INRS liste les troubles qui y seraient associés. « Les effets secondaires les plus documentés de ces postes longs comparés aux postes de 8 heures sont la prise de poids, l’augmentation des erreurs, d’accidents du travail et de trajet, des conduites addictives, des troubles musculos-quelettiques (TMS) et des pathologies du dos. » L’institut sabre également l’argument de la conciliation vie privée-vie professionnelle, en particulier pour les travailleurs de nuit. « Les salariés exposés
 à ces horaires atypiques doivent réaliser un arbitrage entre leur santé et leur disponibilité familiale, et ceci fréquemment au détriment de leur santé. »

Cette étude, tout comme la décision du tribunal administratif de Paris qui a jugé le passage aux 12 heures illégal pour le service de réanimation chirurgicale de l’hôpital Tenon, est à lire également comme une analyse plus générale de l’organisation du travail au mois et à l’année, avec le dépassement prévisible du plafond hebdomadaire autorisé (48 heures par semaine).

Au CHU de Rennes, les services de réanimation adulte puis enfant sont passés aux 12 heures en 2011. Il y a deux ans, ce sont les agents des urgences qui ont à leur tour augmenté la cadence quotidienne. Pour un résultat « très mitigé », explique Marie-Claude Rouaux, secrétaire du syndicat CGT du CHU. « On avait fait miroiter aux agents, en plus des commodités personnelles, un dimanche travaillé en moins. Mais récemment, la direction a demandé une refonte des plannings pour ne pas dépasser les 48 heures par semaine. Or, c’était à ce prix qu’ils avaient gagné un dimanche de repos. »

Pour la militante CGT, le débat sur les journées de douze heures est l’arbre qui masque la forêt. « Nous travaillons en total sous-effectif, lié au fait qu’on remplace de moins en moins les absences à l’hôpital. À la place, la DRH[Direction des ressources humaines] fait revenir les gens. Mais si on peut le faire avec du personnel en 7 heures 30, c’est impossible en 12 heures. Ou alors, on serait totalement en dehors des clous réglementaires. »

« Renoncer à 22 000 postes supplémentaires »

À Tours, c’est également la perspective d'un projet plus global qui inquiète les syndicats. Une contribution, préparée en janvier 2016 par la commission nationale des directeurs des ressources humaines (DRH) et coordonnateurs généraux des soins (CGS) de CHU, a été remise lors de la rédaction du rapport sur le temps de travail dans la fonction publique, commandé par le premier ministre à Philippe Laurent. La présidente de cette commission est bien connue des soignants tourangeaux, puisqu’il s’agit de Marie-Noëlle Gérain-Breuzard, directrice générale du CHU de Tours.

Dans cette contribution, que Mediapart a pu consulter, les recettes pour mettre fin au flou juridique qui entoure notamment les 12 heures et améliorer la performance des hôpitaux sont assez drastiques. Sur le travail journalier, « les évolutions structurelles des établissements de santé justifient désormais régulièrement la mise en place de modèles en 12 heures et en 10 heures ». Et pour ne plus avoir affaire au veto du tribunal administratif, la commission propose donc de passer à 12 heures en tant que durée quotidienne de référence de travail, après un simple « avis » des instances représentatives du personnel. Le temps de repos minimal obligatoire entre deux périodes de travail (actuellement de 11 heures) pourrait descendre à 9 heures, toujours pour assurer « la continuité du service public ».

Plus loin, la commission souhaite également en finir avec les « cycles de travail et les règles de planification actuels, pour ne pas limiter l’imagination organisationnelle dans la construction des plannings ». Actuellement, un grand nombre de soignants travaille en cycle (qui peut s’étaler sur plusieurs semaines, sans être fondé sur un rythme semaine/week-end classique). Ce cycle ne peut pas se poursuivre au-delà de 12 semaines, mais la commission veut faire sauter purement et simplement « cette borne ». Dans le même genre, l’agent ne peut pas aller aujourd'hui au-delà de 44 heures par semaine, il pourrait passer à 46 heures.

Forcément, un tel plan d’attaque, qui va jusqu’à sortir le temps d’habillage et de déshabillage du temps de travail et ouvrir plus largement le recours aux astreintes, a fait grincer des dents. Même s'il s'agit pour le moment d'une simple « contribution ». Damien Seguin, chez Sud, s'alarme d'un projet de « loi El Khomri appliquée à la fonction publique hospitalière, ni plus ni moins ». Lors du mouvement contre la loi sur le travail portée par la ministre au printemps, un certain nombre de soignants, interrogés dans les cortèges, faisaient effectivement leur cette inquiétude. « Il faut replacer le contexte, insiste Claire Delore, de la CGT. La fonction publique hospitalière doit renoncer à 22 000 postes supplémentaires. À Nantes, début octobre, les DRH de la fonction publique hospitalière se sont réunis et ils ont admis qu’une refonte était en train d’être réfléchie. »

À cette occasion, les DRH de la fonction publique hospitalière ont déclaré, selon le baromètre de la fonction publique hospitalière, que « la maîtrise de la masse salariale était le premier sujet de mobilisation pour 80 % d'entre eux, un taux bien supérieur au secteur privé », précise l’étude. Derrière, vient « l’organisation du temps de travail », pour 48 % des sondés.

Le passage des hôpitaux publics en groupement hospitalier de territoires (GHT), en juillet dernier, a déjà sonné comme une alarme pour les syndicats. « Marisol Touraine nous avait prévenus que rien ne serait comme avant avec sa loi Santé, et sa conseillère avait aussi admis que les GHT constituaient un levier pour une fonte de la masse salariale, rappelle Claire Delore. Mais les hôpitaux sont déjà au bout du rouleau ! Quand j’entends qu’on organise en parallèle des colloques et des tables rondes sur la souffrance et le stress au travail, ça me met hors de moi. »

Sa collègue cégétiste à Rennes est du même avis : « Chaque semaine, chez nous, le directeur du personnel du CHU fait le point avec le directeur des soins et les cadres de santé sur les absences. Ils ne remplacent les agents que quand “le seuil de tolérance est atteint”. Ce sont leurs termes. Ça devient vraiment insupportable pour le personnel, on vit des situations dramatiques. »


Source : Mediapart

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