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1 septembre 2012

Novartis et la DMLA : scandale à 500 millions d'euros par an

Question : entre deux médicaments d’efficacité équivalente, et également tolérés, mais dont l’un coûte vingt fois plus cher que l’autre, lequel faut-il recommander ? Si vous avez répondu « le moins cher », vous avez perdu ! En juillet, la Direction générale de la santé (DGS) a interdit l’utilisation de l’anticancéreux Avastin pour traiter la DMLA, une maladie de l’œil qui affecte environ un million de personnes en France et qui est la première cause de cécité après 50 ans. Or, la principale différence entre l’Avastin et le traitement de référence, le Lucentis, est qu’une dose du premier revient entre 25 et 50 €, alors qu’une injection du second coûte 1 000 €…

On peut estimer que dans les années à venir, l’utilisation exclusive du Lucentis – remboursé à 100 % – pour traiter la DMLA représenterait pour l’assurance maladie une dépense de 500 à 800 millions d’euros par an. Ce coût exorbitant – c’est le cas de le dire – n’est justifié ni par un avantage thérapeutique, ni par un risque médicamenteux, comme l’ont démontré des études scientifiques.

Comment en est-on arrivé à cette situation aberrante ? L'enquête de Mediapart met en évidence un lobbying organisé mené par le laboratoire concerné, Novartis, et relayé par une société savante dont les principaux dirigeants sont des consultants réguliers et rémunérés de cette firme. Changement de pouvoir ou non, réforme ou non, les conflits d'intérêts continuent d'influencer la politique du médicament.

La DMLA, ou dégénérescence maculaire liée à l’âge, est une maladie incurable, causée par la prolifération irréversible de vaisseaux sanguins dans la macula, la partie centrale de la rétine. Deux molécules peuvent cependant enrayer la progression de cette dégénérescence lorsqu’on les injecte directement dans l’œil : l’Avastin et le Lucentis. Bien que ces deux molécules soient extrêmement proches, seul le Lucentis dispose, en France, d’une autorisation de mise sur le marché (AMM) comportant l’indication dans le traitement de la DMLA.

La position de la DGS s’appuie sur un argument réglementaire : l’Avastin n’a pas d’AMM pour le traitement de la DMLA. La circulaire du 7 juillet précise que les pharmaciens hospitaliers ont interdiction de préparer des seringues pour injection intravitréenne (dans l’œil) d’une solution d’Avastin (bévacizumab), « compte tenu de l’existence d’une spécialité adaptée (Lucentis, ranibizumab) possédant une AMM pour le traitement de la DMLA et spécifiquement formulée et présentée pour les injections intravitréennes ».

Mais en pratique, les deux molécules ont les mêmes effets, et il suffit de reconditionner l’Avastin pour pouvoir l’utiliser en ophtalmologie. Pour des raisons budgétaires évidentes, depuis des années, un certain nombre de services ophtalmologiques ont donc utilisé l’Avastin plutôt que le Lucentis.

Selon le professeur Gilles Aulagner, chef du service pharmacie des Hospices civils de Lyon, « de l’ordre de 4 000 patients français en ophtalmologie ont été traités par l’Avastin en 2005 ; leur nombre a augmenté depuis, mais le Lucentis reste beaucoup plus important, alors qu’aux États-Unis, par exemple, entre deux tiers et trois quarts des malades atteints de DMLA sont traités à l’Avastin ».

Au Groupe hospitalier Cochin - Hôtel-Dieu (Paris Centre), à Paris, qui possède un des plus grands centres d’ophtalmologie de France, 4 367 injections intravitréennes d’Avastin ont été réalisées entre 2006 et 2012. Selon le professeur François Chast, chef de service pharmacie-pharmacologie-toxicologie de ce Groupe hospitalo-universitaire, un traitement à l’Avastin coûte, à l’Hôtel-Dieu, 25 € l’unité. Soit quarante fois moins qu’un traitement au Lucentis.

N’ayant plus le droit de recourir à l’Avastin, les services d’ophtalmologie laisseront donc leurs patients acheter le Lucentis dans une pharmacie de ville, et se faire rembourser à 100 %. Sur un million de personnes touchées par la DMLA en France, environ 200 000 pourraient être traitées : à raison de quatre injections annuelles, cela représente un coût pour le système de santé – et un chiffre d’affaires pour Novartis, qui distribue le Lucentis – de 800 millions d’euros par an !

La DGS affirme que des cas d’infection de l’œil liés à l’usage de l’Avastin ont été signalés dans la littérature scientifique. Mais d’après nos informations, ces cas, signalés notamment au Veteran Affairs Hospital de Nashville (États-Unis), remontent à 2011 et le problème a été réglé depuis. Dans les conditions normales d’une pharmacie hospitalière, le reconditionnement de l’Avastin peut être effectué en toute sécurité, confirme Gilles Aulagner : « Il y a des précautions naturelles à prendre, cela relève du métier de pharmacien. »

Avastin et Lucentis ont des profils de tolérance similaires

Une étude (CATT) menée aux États-Unis, publiée en 2011, a montré que les deux produits ont la même efficacité et présentent des profils de tolérance similaires. Ces résultats ont été confirmés par l’étude britannique IVAN. En France, une troisième étude (Gefal) est en cours, sous la direction du professeur Laurent Kodjikian, avec le soutien du ministère de la santé (sous forme d’un financement de Programme hospitalier de recherche clinique). Elle n’est pas encore publiée, mais les résultats préliminaires ne montrent pas de risque particulier avec l’Avastin.

Dans ces conditions, de nombreux ophtalmologistes se demandent quelle mouche a piqué la DGS, et quelle urgence sanitaire justifiait une mesure dont l’effet principal va être d’aggraver le déficit de la Sécurité sociale.

Si l’intérêt public de la décision de la DGS ne saute pas aux yeux, les intérêts privés, eux, sont clairs : Novartis, qui distribue le Lucentis en Europe, n’aurait aucun avantage à voir son produit concurrencé par une molécule vingt à quarante fois moins chère. Qui plus est, Novartis et Roche, qui produit l’Avastin, sont liées. Ces deux firmes bâloises ont une longue histoire commune, et ont des interactions fortes dans le cas qui nous intéresse ici.

Bref résumé historique : en 1971, un médecin américain, Judah Folkman, avance l’idée qu’on pourrait combattre le cancer en stoppant la prolifération des vaisseaux sanguins qui permet à une tumeur de se développer ; ce concept, appelé « anti-angiogenèse », rencontre d’abord une forte opposition, mais finit par s’imposer ; il sera même étendu à des pathologies non cancéreuses mais associées à une prolifération de vaisseaux sanguins, comme la DMLA ou la rétinopathie diabétique.

Cette prolifération est stimulée par une molécule naturelle, le VEGF (vascular endothelium growth factor ou facteur de croissance de l’endothélium vasculaire).

Dans les années 1990, la société californienne de biotechnologies Genentech met au point des « anticorps monoclonaux » dirigés contre le VEGF : ce sont des molécules qui neutralisent le facteur de croissance et bloquent ainsi la prolifération des vaisseaux. Napoleone Ferrara, chercheur à Genentech, développe la molécule qui va donner l’Avastin, puis celle du Lucentis. En fait, toutes deux dérivent du même anticorps. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que ces deux molécules aient un mode d’action et des effets similaires.

La suite ne relève pas de la science, mais du business : Genentech a vendu la licence du Lucentis à Novartis pour le monde entier, sauf les États-Unis ; et a vendu l’Avastin à Roche. Puis Roche a racheté Genentech pour pas loin de 50 milliards de dollars ! Un retour sur investissement s’imposait dans les meilleurs délais. Résultat : Roche touche des royalties sur le Lucentis pour les ventes aux États-Unis. On comprend que Roche ne cherche pas à marcher sur les plates-bandes de Novartis.

L’harmonieuse concordance entre les stratégies des deux firmes a été vérifiée en 2011, à son corps défendant, par Dominique Maraninchi, directeur de l’Afssaps (devenue ANSM), l’agence responsable de la sécurité des médicaments. Le 16 mai 2011, le professeur Maraninchi envoie un courrier à la présidente de Roche France, Sophie Kornowski-Bonnet, pour suggérer que la société dépose une demande d’AMM pour l’Avastin en ophtalmologie. Maraninchi cite l’étude CATT (voir plus haut) et souligne « l’intérêt du bévacizumab (Avastin) pour la pratique clinique des ophtalmologistes ».

La réponse de Sophie Kornowski-Bonnet, datée du 26 mai 2011, est négative : « Avastin a été développé et autorisé dans le traitement de certaines formes de cancer… A contrario Lucentis (ranibizumab) a été développé et fabriqué pour une administration intraoculaire et est autorisé dans le traitement de la DMLA… » Et la présidente met l’accent sur les différences de profils de tolérance des deux produits, qui sont pourtant faibles lorsqu’on examine l’ensemble des résultats.

L’Afssaps défendait donc l’usage de l’Avastin en ophtalmologie un an avant que la DGS ne l’interdise… Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’attitude de l’administration ne brille pas par sa cohérence. Certes, entre-temps, il y a eu la « loi Mediator » du 29 décembre 2011, qui a renforcé la sécurité sanitaire des médicaments. Mais fin juin 2012, la Haute Autorité de santé (HAS) est encore favorable à l’usage étendu de l’Avastin : le président de la Haute autorité de santé, le professeur Jean-Luc Harousseau, annonce qu’il va saisir l’ANSM pour demander une RTU (recommandation temporaire d’utilisation) afin de permettre l’usage d’Avastin en ophtalmologie.

« Pourquoi la DGS a-t-elle fait cela maintenant ? »

Une RTU, ou recommandation temporaire d’utilisation, est une mesure qui permet de contourner légalement l’absence d’AMM en bonne et due forme. Elle permettrait donc de continuer à utiliser l’Avastin en ophtalmologie, sans problème réglementaire.

Le sujet est inscrit à l’ordre du jour d’une réunion du collège de la HAS prévue pour la mi-juillet. Or, c’est précisément quelques jours avant cette réunion, le 11 juillet, que la DGS publie sa directive. Elle coupe littéralement l’herbe sous le pied de Jean-Luc Harousseau, qui ne cache pas son étonnement : « Pourquoi la DGS a-t-elle fait cela maintenant ? C’est surprenant. Je rappelle que l’Afssaps (devenue ANSM) a émis en 2009 une recommandation sur la préparation d’Avastin pour une utilisation hors AMM. Depuis 2009, rien n’a changé » (déclaration à l’Agence de Presse médicale, 25 juillet 2012).

Jean-Luc Harousseau annonce qu’il renonce à saisir l’ANSM en vue d’une RTU, mais qu’il va écrire au directeur de l’Agence, Dominique Maraninchi, afin de lui « demander quelles dispositions il entend prendre pour que le produit le plus efficient soit utilisé en France ».

Depuis, l’ANSM n’a fait aucune annonce nouvelle. En revanche, la DGS a publié une deuxième circulaire, le 10 août, destinée à compléter celle du 11 juillet. Cette circulaire autorise l’utilisation de l’Avastin pour un certain nombre de pathologies oculaires autres que la DMLA, pour lesquelles le Lucentis n’a pas d’AMM. Autrement dit, lorsque le produit de Novartis n’est pas remboursé, les ophtalmologues peuvent utiliser l’Avastin… malgré les risques évoqués dans la circulaire précédente, qui sont exactement les mêmes !

Ce qui confirme qu’il n’y avait vraiment pas d’urgence à produire la circulaire du 11 juillet. Cette cacophonie administrative contraste avec la cohérence économique de ces décisions successives : elles aboutissent à réserver le marché le plus important, celui de la DMLA, de la rétinopathie diabétique et de l’œdème maculaire, au Lucentis, et à donner les « miettes » au médicament moins cher de Roche (moins de 10 % des patients).

Dès lors, il est difficile de ne pas se demander qui a inspiré les deux circulaires de la DGS. Nous n’avons pas d’explication en ce qui concerne la première, celle de juillet, mais il existe une réponse tout à fait précise pour la deuxième circulaire : elle a été quasiment dictée à la DGS par les experts de la Société française d’ophtalmologie (SFO), société savante dont plusieurs dirigeants sont des consultants réguliers de Novartis. Signalons que la SFO a produit début 2012 un spot publicitaire pour la télévision, invitant au dépistage de la DMLA. Spot qui a bénéficié du financement de Novartis.

Mediapart a pu se procurer un échange de mails qui démontre le rôle de la SFO. Pour comprendre le contexte de ces mails, il faut savoir que la circulaire du 11 juillet a causé un certain trouble parmi les ophtalmologistes. Nous avons interrogé le professeur Laurent Kodjikian, qui a confirmé l’étonnement suscité par la circulaire de la DGS : « Il existe un certain nombre de pathologies oculaires autres que la DMLA, comme le glaucome néovasculaire, pour lesquelles le Lucentis n’est pas remboursé parce qu’elles ne sont pas dans l’AMM, explique Laurent Kodjikian. Dans ces cas, les ophtalmologistes utilisaient l’Avastin, le coût du Lucentis étant trop élevé. La circulaire du 11 juillet les a mis dans une situation difficile. »

Le problème des ophtalmologues est donc provoqué par le fait que la circulaire les empêche d’utiliser l’Avastin dans les cas où le Lucentis n’est pas remboursé. Les mails de la SFO s’inscrivent dans cette logique. Un premier courriel, daté du 31 juillet 2012, est signé du secrétaire général de la société, le professeur Christophe Baudouin : « Il me semble que nous n’avons aucun intérêt à contester ou même sembler contester une décision de la DGS, d’autant qu’il y a 18 mois, nous avons écrit un communiqué exactement dans le même sens : s’il y a AMM autant choisir le produit autorisé, écrit Baudouin. Ce que je remarque, c’est que ce sont nos propres collègues qui alimentent l’idée d’un scandale à utiliser le produit qui a l’AMM, en coulant les caisses de l’État… En réagissant à chaud contre l’avis de la DGS… nous ne faisons qu’aller nous opposer à eux dans un débat public… et je ne vois pas bien ce que nous y gagnerons. »

« Le Lucentis continue à être l'agent de référence »

Après le rappel à l’ordre de Christophe Baudouin, la SFO s’active pour obtenir que la DGS corrige son tir en autorisant l’Avastin dans les cas où le Lucentis n’est pas remboursé. Le secrétaire général adjoint de la SFO, le professeur Jean-François Korobelnik, ophtalmologiste au CHU de Bordeaux, prépare ainsi un communiqué destiné à faire pression sur la DGS. Korobelnik note au passage : « Je n’y ai aucun intérêt personnel, car le CHU de Bordeaux n’a pas bougé, et je peux continuer à utiliser l’Avastin en IVT (injection intravitréenne)». Si l’on a bien compris, le CHU de Bordeaux s’est assis sur les recommandations de la DGS…

Finalement, dans un mail du 1er août, le président de la SFO, le professeur Philippe Denis (par ailleurs chef du service d’ophtalmologie de Lyon, où est mené l’essai Gefal), fait la synthèse :

« Après en avoir longuement discuté, Christophe et moi-même avons décidé de contacter ce matin la DGS pour obtenir des éclaircissements concernant l’interdiction des préparations magistrales d’Avastin et une réunion a été organisée au ministère cet après-midi… J’ai expliqué à Monsieur Grall, directeur de la DGS, et à Madame Choma, Directrice adjointe de la Politique des pratiques et des produits de santé à la DGS, les motifs de notre émoi… Monsieur Grall… devrait très rapidement… diffuser une note circulaire explicative précisant que l’Avastin peut continuer à être préparé et utilisé dans toutes les indications thérapeutiques où le Lucentis n’a pas d’AMM. Nous sommes évidemment conscients qu’en l’état actuel des choses le Lucentis continue à être l’agent de référence…

Parallèlement, Monsieur Grall va demander dès demain à l’ANSM de considérer l’obtention d’une RTU pour l’Avastin pour toutes les indications hors-AMM (du Lucentis). Et nous devons lui fournir incessamment une liste des situations cliniques concernées. C’est à Jean-François (Korobelnik)… que revient la charge de lister ces situations cliniques et nous transmettrons, avant la fin de la semaine (jeudi matin !), cette liste à madame Choma… »

Ainsi, la situation est parfaitement sous contrôle : le Lucentis reste le seul traitement de la DMLA, et la SFO fournit à la DGS la liste des cas où on peut utiliser l’Avastin. Le rédacteur de cette liste, Jean-François Korobelnik, est d’après ses propres déclarations d’intérêt consultant de Novartis pour le Lucentis depuis 2006. Il est aussi, selon sa déclaration de 2012, membre du groupe de travail de la HAS sur les implants rétiniens. Sans aucun doute, il connaît son sujet…

Par conséquent, en dépit des vertueuses déclarations des politiques de tout bord sur la fin des conflits d’intérêts dans le domaine du médicament, un consultant rémunéré d’un laboratoire peut, aujourd’hui, fournir à l’administration des conseils en rapport avec la stratégie du même laboratoire.

Contacté par Mediapart, le professeur Korobelnik nous a répondu qu’il n’était « malheureusement pas disponible ». Le professeur Baudouin, secrétaire général de la SFO, nous a, lui, répondu (par mail) : « Malheureusement la rétine n'est pas mon domaine d'expertise et je ne pourrais pas vous donner d'informations pertinentes. »

Dernier détail, Catherine Choma, mentionnée dans un mail ci-dessus, a une double casquette : elle fait à la fois partie de la DGS et du CEPS, le comité économique des produits de santé, dont le rôle est de fixer les prix des médicaments. En 2011-2012, Catherine Choma a négocié avec Novartis le prix du Lucentis, qui était de 1 109,15 € TTC la dose. Après accord avec la firme, le prix est passé à 1 002,38 € TTC le 1er juillet 2012, et doit être abaissé à 895,57 € TTC le 1er février 2013. Ces baisses ont été annoncées au Journal officiel le 22 juin 2012, peu avant le début de la séquence qui a abouti à exclure l’Avastin du marché de la DMLA.

À l’évidence, il s’agit d’une coïncidence, mais le hasard fait bien les choses : au moment où Novartis concède une baisse modérée du prix de son produit, l’administration lui garantit de facto la protection du marché le plus important, celui de la DMLA. Dans le monde français du médicament, avant ou après le Mediator, sous la gauche comme sous la droite, c’est toujours l’industrie qui gagne à la fin… sur le dos de la Sécu et de ses cotisants.

Source : Médiapart

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